Lodève, le 30 janvier 1670
Ma chère mère,
Je vous imagine ouvrant cette lettre un matin d’hiver. Le lac Léman est gelé. Quelques rares oiseaux le survolent. Le ciel est gris, certainement, et vous tenez entre vos mains très blanches le parchemin tremblant. Vous me croyiez disparu. Vous me croyiez mort. Ou peut-être même le souhaitiez-vous?
Je vous imagine dans votre robe noire, ma mère au front sévère. Il me paraît qu’il y a peu de chance pour que votre rigueur laisse votre coeur répondre à cette lettre. Mais je ne peux m’empêcher de vous porter cette grande nouvelle : le 20ème de ce mois, le fils que je n’espérais plus m’est enfin né, chère mère, en belle et bonne santé. Comme tous les hommes de notre famille, il se nommera Jacob Aubanel. Comme eux sera-t-il tailleur d’habits ou marquera-t-il son siècle par quelqu’une de ces grandes entreprises qui me font toujours rêver? Qui le saurait prédire ? Le berceau des vies neuves est si fragile : qu’il vive me suffira. Je le recommande à vos prières.
Votre humble et dévoué fils,
Jacob le Cadet
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Genève, le 27 février 1670
Mon frère,
Le lac Léman gèle rarement. Je vous félicite pour votre fils, de la part de mère qui souffre tant des mains qu’elle ne peut tenir la plume, ce qui la prive beaucoup. Je ne sais que dire. Je ne vous connais plus depuis si longtemps.
Votre humble sœur,
Magdeleine
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Lodève, le 2 avril 1670
Ma chère soeur,
Mère a lu ma lettre! Je n’osais l’espérer après toutes ces années d’éloignement et de silence. Et vous Magdeleine, vous êtes toujours auprès d’elle ! J'en suis heureux. Au risque de lasser votre patience, je vous écris à nouveau. Je voudrais m’ouvrir à vous d’un espoir secret. Puissiez-vous l’entendre...
J'ai porté tout au long de ma vie le remords de vous avoir désertées toutes deux au pire moment qui soit. Mais rappelez-vous : à la mort de Père, la haine que Jacob l’aîné avait toujours eue de ma personne se donna libre cours. Mère était toute à son chagrin, vous étiez une enfant, j’avais quinze ans, je m’enfuis pour ne plus revenir.
Pendant cinq ans, je survécus comme je pus. J’allais de place en place, j’errais sur les routes, j’étais sans repos. Un soir, m’étant laissé surprendre par la nuit sans avoir trouvé de gîte, je fus pris à partie par une bande de malandrins qui me laissa pour mort sur le bord du chemin. Des pèlerins en marche vers Compostelle me trouvèrent, me portèrent jusqu’au relais le plus proche.
C’était un petit château, une église, quelques masures. C’était Usclas et j’étais arrivé à la croisée de mon chemin.
Les bons soins que me prodiguèrent les Hospitaliers du lieu eurent tôt fait de me remettre sur pied. Mais je dus mon véritable salut à l’amitié d’un homme qui me prit sous sa protection, moi qui n’avais rien, qui ne connaissais rien, et qui appartenais à la religion réformée alors qu’il était pieux catholique. Il se nommait Etienne Lefrançois. Il avait la charge de restaurer le château d’Usclas et d’y ajouter un escalier digne de la noblesse de son seigneur que nous ne vîmes jamais, tout occupé qu’il était à de beaucoup plus pressantes et prestigieuses affaires loin du hameau.
Comme le père et le frère qu’il fut pour moi tout à la fois, Etienne Lefrançois m’instruisit en toutes ses entreprises, me fit lire, écrire, calculer, tracer des plans, travailler la pierre, observer la grâce ajourée des arcs rampants, dessiner l’élégance d’un fronton de grès jaune d’où s'élevaient les symboles des pèlerins. Je restais auprès de lui tout le temps que durèrent les travaux ; j’appris la mesure, l’équilibre des lignes, la beauté des formes. Puis un matin, une jeune fille se tient au portail du château, longue comme une fleur d’iris. Il m’annonce : “Voici ma nièce”, je pense : “Voici ma femme”.
Mère me pardonnera-t-elle jamais d’avoir épousé cette enfant dont la confession n’était pas la mienne, et d’avoir trahi, ce faisant, la religion de mes ancêtres? Ne croyez pas que j’aie pris cette décision à la légère. Il me sembla alors comme il me semble aujourd’hui qu’à l’aune divine, seule comptait la pureté du coeur. J’avais grandi dans les récits de terreur, de luttes, de meurtres et de destructions. J’avais pris en horreur ces violences que catholiques et protestants justifiaient pareillement au nom du même Dieu. J’ai voulu inscrire dans l’acte de mon mariage un rêve de paix et de réconciliation. C’est le même souhait qui m’amène à présent.
Je sais combien vous avez été touchées cruellement par les événements de notre siècle. Jugez de ma détresse et de mon impuissance quand j’ai appris que toute ma famille avait été contrainte à l’exil durant l’hiver 1660. Mais je vous en conjure encore une fois, le sablier de nos vies se vide rapidement. Le secret espoir dont je vous parlais plus tôt tient en ces mots : que ma mère et ma sœur puissent oublier un instant les deuils anciens et les souffrances de l’exil pour déposer sur le front de mon fils le baiser de la paix. Un signe de vous et nous ferons sans hésiter le voyage à Genève. J’en appelle à la tendresse que vous aviez toutes deux la faiblesse de ne point tout à fait me cacher et demeure,
votre humble et dévoué fils,
votre frère aimant,
Jacob le Cadet
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Genève le 30 avril 1670
Mon cher frère,
Mère garde le lit depuis un mois. Elle ne bouge ni ne parle plus. Il n’est plus temps, je le crains, pour rien d’autre que la prière. Je lis et relis votre lettre, j’oublie la cruauté de votre abandon, j’entends à nouveau votre voix, je revois notre jardin de Pézenas éclairé de cette lumière qui me fait ici tant défaut. Que va-t-il advenir de moi? La dureté de Jacob l’aîné ne s’est guère amendée avec le temps. Écrivez-moi, s’il plaît encore à votre coeur et me ranimez du feu de votre amitié. Je suis ici en grand découragement.
Votre,
Magdeleine
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Lodève le 21 mai 1670
Ma très chère sœur,
Ces lignes brèves alors que je m’apprête à partir à Lyon pour mes affaires. Je dois y rester une semaine entière chez mon ami le drapier Abdias Pilet et de là continuerai jusqu’à vous. Vous confirmez mes craintes et bien au-delà. Est-il possible que Mère... Ah! Que je sache au moins prendre soin des vivants et qu’il ne soit pas dit que je vous aurai fait défaut une seconde fois! Considérez qu’aucune fatalité ne vous impose de demeurer chez Jacob l’aîné. Je peux sans gêne aucune vous établir chez moi. J'ai pignon sur rue dans la bonne ville de Lodève, j'ai fini par découvrir que la confection d’un habit valait bien la construction d’un monument mais je suis très fier d'avoir donné au sieur Riquet de Bonrepos l’idée d’alimenter son canal des Deux-Mers par les rigoles du Haut-Lauragais. Venez, je vous ferai découvrir la belle Montagne noire, nous irons au nouveau port de Cette, nous marcherons dans le magnifique jardin botanique de la ville de Montpellier, nous comparerons les mérites du point de France et du point de Venise, et vous apprendrez au Jacob nouvellement né ces chansons qui tant me plaisaient et dont vous enchantiez le jardin de mon enfance.
Ah! Mais le temps presse et ces lignes ne sont guère brèves! Je vous embrasse. J’arrive et nous repartirons ensemble.
Votre dévoué,
Jacob
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Lettre adressée à Jacob Aubanel, aux bons soins d’Abdias Pilet, maître drapier à Lyon.
Genève le 29 mai 1670
Mon frère,
Puisse cette lettre vous parvenir à temps. Tout est fini.
Ne venez pas, je vous en prie. Mère s’est éteinte dimanche dernier au matin, si paisiblement que ma douleur se mêle d’une bouleversante douceur. Je ne puis en cet instant décider de rien et n’éprouve que l’intense besoin du repos dans la solitude.
Est-ce l’effet paradoxal du grand vide laissé par Mère? Je ne la verrai plus ; que m’importe Jacob l’aîné; je ne le crains plus.
Mère ne m’a pas laissée démunie. S’il est besoin que je m’éloigne, je vous ferai savoir en quel lieu je me trouve.
Ne venez pas. Ne soyez pas offensé. Je suis heureuse que vous ayez écrit ; que vous soyez, de par le monde, cette personne vaillante, généreuse, enjouée. Il y a beau temps que je n’ai plus chanté. Vous me rappelez à l’espérance.
Ne venez pas, mon frère, et me laissez le temps : c’est moi qui viendrai à vous, un jour prochain, sûrement ; et moi qui poserai ce baiser sur le front de l’enfant.
Je vivrai désormais pour ce moment où je serai à nouveau,
votre
Magdeleine
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De nombreuses années passèrent sans que Magdeleine donne signe de vie. Un jour cependant, une voyageuse descendit de la malle poste à Lodève et s’enquit de Jacob le cadet. Il était mort, apprit-elle, et sa famille dispersée. Un certain sieur Etienne Lefrançois en saurait plus, qui demeurait toujours au hameau d’Usclas. Elle s’y rendit. Elle trouva un vieillard vif au poil blanc neige qui lui déclara qu'il restait bien un jeune Jacob encore en vie et qu’il était « coureur des bois » dans quelque province reculée de Nouvelle France. Il avait de ses nouvelles, chaque année. Il ajouta, après un long silence, qu’avant de mourir, lui, Etienne Lefrançois, se ferait un plaisir de la conduire là-bas si elle le désirait. C’était une proposition bien étrange, comme s’il s’agissait d’une simple promenade. Après un long silence, elle accepta. Deux semaines plus tard, ils embarquaient à La Rochelle. Ils traversèrent, longuement, l’océan. Un jour que l’on n’attendait plus, ils descendirent une passerelle et prirent pied sur le sol qui fit seulement semblant de ne plus bouger. Un grand jeune homme barbu se tenait sur le quai, sa tête dépassait dans la foule. Ils s’approchèrent les uns des autres. Dame Magdeleine eut un rire heureux. « C’est un long voyage pour venir embrasser mon neveu. »
Puis Etienne Lefrançois lui prit le coude, Jacob l’immense ouvrit la marche. A partir de là, leur trace se perd dans le grand Nord mais cela n’a plus aucune importance.
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