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Le 29 juin 1973, Camille acheta un canif à Chartres. Elle se sentait lancée à l'air libre. Vu les circonstances, c'était bien ça dont elle avait besoin. Partir. Un verbe qui l'occupait tout entière, la résumait. A ce stade, elle n'avait aucun doute, elle se sentait sur la bonne piste. En mouvement, en danger, bien campée dans le jeu du hasard.
C'était le début de l'été. Elle avait la vague idée d'aller vers le Sud, sans plus de précision. Elle le fit au petit bonheur la chance, un peu de car, beaucoup de stop en camions, comme ça venait. Elle salua longuement l'Atlantique à Royan, où elle fut hébergée par une logeuse généreuse, fit amie avec la chienne de la maison, dit adieu, traversa les grandes futaies du Sud-Ouest - et se foula la cheville à Marmande.
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Début d'après-midi torride. Camille fait du stop le long d'une route nationale, à l'ombre de hauts peupliers qui s'élèvent en voûte aérienne, frémissante de mille feuilles légères, agitées, menottes, grelots frissonnants au bord du silence gonflé de chaleur. Elle pensait : les étoiles, la nuit, scintillent pareil.
Sang aux joues, nez en l'air, taches de rousseur semées dansantes sur la peau douce, - une voiture passe, s'arrête pour la prendre à bord. Elle saute du haut d'un talus - cahot, hoquet du sac à dos, mauvais atterrissage, le pied droit se tord, on ignore, on court, la portière s'ouvre, se glisser sur le siège, merci, vous allez où, oui oui ça me va, j'y vais aussi... Au volant le conducteur est pêcheur, cultivateur d'huîtres, ancien coureur cycliste professionnel, je vous dépose à Marmande?
Marmande? Pourquoi pas. Ce nom d'amande, de mer et d'amante... Elle descendit là.
Dès le premier contact avec le trottoir, la cheville hurla. Sept douleurs pour la nuit suivante, que seul a conjuré le bidet d'une chambre d'hôtel sans nom où le pied a trempé de longues heures. Un inconnu respectueux avait porté l'éclopée à l'étage, après qu'un motard respectueux l'eut conduite en ces lieux pauvres mais dignes, après qu'un pharmacien respectueux lui eut prescrit le seul remède efficace selon lui : le bain d'eau froide. Camille eut tout loisir de méditer sur cette succession peu courante d'anges gardiens (merci merci), tandis que les camions qui passaient sans arrêt sous sa fenêtre balayaient le plafond à larges brassées de lumière mouvante.
Perchée sur sa chaise, elle avait senti les élancements peu à peu s'éloigner, la rumeur du trafic la bercer, ombres claires ombres sombres se succéder sous ses paupières. Impossible de s'allonger, la douleur se ravivait trop.
Somnolente sur son siège en formica, elle fut peu à peu livrée aux images qui montaient des rives emmêlées du sommeil et de la veille - Paris la grande cité, l'océan de ses toits, une mansarde au septième ciel sans ascenseur, le matelas sur le sol en lino, le miroir, le reflet de Nils nu, ses longues boucles soyeuses et sa face sculptée avec rudesse, le fou rire, le tabouret sous la lucarne...
Elle s'endormait...
La bulle du monde parfait flottait, Nils la tenait haut entre ses bras, comme un flambeau, comme un étendard de fête sur le ciel de la ville. C'était une grande joie.
Ensuite le miroir se brise, le tabouret se renverse, Camille dévisse et plus rien ne se retient. Spirale. Vertige des heures et des heures. Nils parti, disparu, évanoui.
Sans lui la chambre sous les toits fut d'un vide interstellaire. Et la ville.
La belle saison battit son plein. Le soleil brillait avec férocité. Le jour était étrangement orangé. Marcher dans sa lueur, sur le boulevard désert, sous la chaleur, sans comprendre? Il n'y avait plus d'amour?
Je crois qu'elle était effarée, la Camille, devant le gouffre qui s'ouvrait. Le déchirement paraissait sans remède. Et en effet. Il n'y avait pas vraiment de remède.
Place à l'absence. Après le silence incrédule, l'onde de choc : la pluie des pleurs, les seaux de cendres sur la tête, sous pleine lune, sur mont Solitude, puis le noir de la nuit sans étoiles.
Cela dura un certain temps et il fallut la vision saisissante d'un arbre dans le petit square d'à côté ainsi que la visite surprise d'un poème : ... Respire marche pars va-t-en... II y a l’air il y a le vent/Les montagnes l’eau le ciel la terre/Les enfants les animaux/Les plantes et le charbon de terre... Donne prends donne prends... Quand tu aimes il faut partir/ Ne larmoie pas en souriant.. Le monde entier est toujours là/ La vie pleine de choses surprenantes/ Je sors de la pharmacie/Je descends juste de la bascule/Je pèse mes 80 kilos/Je t’aime.
Blaise Cendrars.
Brisant la porte verrouillée du chagrin d'un grand coup de pied.
Le lendemain ou presque, elle se mettait en branle sans plus attendre. Lasse, soudain, et infiniment, du désastre amoureux. Une vigueur l'avait saisie au collet. Elle n'avait aucune idée du pourquoi ni du comment. Juste : Aller! Sortir de la pharmacie. Descendre de la bascule. Peser ses 42 kilos. Aller voir là-bas.
"Je t'aime" dansait devant ses yeux comme une énigme.
(...) à suivre