Deux enfants, dix ans chacun, perchés comme des oiseaux sur le dos éléphantesque d'un bunker.
Qui s'assoupit, s'enfonce, ses fers rouillent, son béton très lentement se désagrège. Il baille. Il penche. Et c'est très bien comme ça.
La grande plage à perte de vue. En bord de l'Atlantique.
Il fait un vent de tempête, une houle mauvaise.
Le père de Pablo nage au loin, à brasses puissantes, passant une à une la barre des vagues. Lutte, sans cesse englouti, ressurgi, absorbé de nouveau. Et sans doute il doit avancer sous les eaux, avancer malgré les courants, le vent contraire, l'aboiement strident des mouettes puisqu'on le devine soudain reparu ou est-ce qu'on l'espère? Pablo ne peut détacher ses yeux de ce point qui apparaît, disparaît et s'éloigne toujours plus.
Le nageur est seul dans l'océan immense, agité. Le ciel est menaçant. Tout cela est très inquiétant. Pablo est nerveux. Astrid pas vraiment. D'abord ce n'est pas son père, à elle. Ensuite Astrid est un mystère qui ne parle pas la même langue que Pablo.
*
Tous deux sont vacanciers au camping niché derrière la longue dune. Elle habite une caravane hollandaise. Il occupe une grande tente Trigano. Ils se rejoignent chaque jour au pied du bunker. Ils jouent comme les chiens sur la plage. Font la course. En longueur. En cercle. S'arrêtent pour ausculter la masse gélatineuse des grosses méduses mortes. Repartent. Se jettent dans les vagues - par beau temps. Pablo nage comme un poisson. Astrid non. Mais elle peut rester sous l'eau bien plus longtemps que lui. Et puis il aime le pas décidé qu'elle a.
Bref, l'idylle. Astrid a des tresses, une frange et des friselis particuliers qui s'agitent sur ses tempes. Pablo a la peau bronzée, blond duvet. Astrid a-t-elle posé sa joue sur le bras nu du garçon? L'aurait-il touchée un peu au hasard par hasard? Ou pas du tout juste se regarder se respirer?
*
Le lendemain de la tempête et comme par sombre enchantement Astrid a disparu : caravane envolée, retour de vacances, parents obligatoires, pas le temps de dire au revoir. Pablo est sous le choc, s'indigne, s'insurge.
Il voulait qu'elle soit là. Maintenant. Tout de suite.
Il voulait qu'elle ne soit pas partie. Absolument pas.
Il voulait
Il n'aimait pas du tout le tour que prenait les choses.
Son père lui sourit et sa mère. Ils ne se rendent pas compte.
Astrid a disparu pour toujours.
*
Cette nuit-là Pablo s'est endormi du sommeil du juste et du meurtri. Au milieu de la nuit il se réveille en sursaut. Quelque chose ne va pas. Dehors. Quelque chose s'affole dedans. Rapide. Monte au coeur en rumeur sourde.
C'est dehors.
Il se redresse.
C'est vraiment dehors.
La nuit mais il ne fait pas complètement noir. L'ombre claire de la toile de tente. Un grand cube autour de lui. Il est au centre, il est lui-même chambre d'écho, frêle, transparent comme une gaze.
Dehors le domaine d'une lente grondante rumeur qui enfle toujours plus. Quand le monstre passe au rugissement la révélation le saisit et le jette hors de son sac de couchage : l'océan!
C'est l'océan qui monte vers eux, en grande lame de fond, seule la dune fait barrage et c'est rien, ça n'arrêtera rien, c'est que du sable et tout, tout, il va tout écraser sur son passage, les tentes, les caravanes, les baraques, les voitures, les gens, tout emporter, tout noyer broyer
Papa! Papa! Vite vite!
*
Une haute silhouette en pyjamas. Qu'est-ce qu'il y a mon bonhomme qu'est-ce que tu fais là?
Ils sont deux ombres chinoises. La tente bouge un peu et grince en voilier à l'ancre sous le vent. Le grand homme écoute en silence le récit haché du petit. D'abord il ne dit rien. Ecoute. Et puis il saisit un pull qui traîne, lui enfile, fait signe : "Viens on va voir"!
Avec lui, on allait toujours voir.
Tous deux sortent, pieds nus. Le sable de la nuit, glacé, d'une douceur de soie.
Les oreilles de Pablo bourdonnent toujours de la grande rumeur du monstre marin mais son père est là, c'est déjà ça, il saura quoi faire, il mène la marche. Cependant le bruit est un peu moins fort, comme si leur avancée faisait reculer cet innommable invisible derrière le rempart des dunes.
Alors on monte le sentier, on gravit la pente. Anis frais. Iode salé.
Et soudain ils sont sur la crête.
Et soudain il n'y a plus rien.
Pablo est sidéré.
Il se tient là-haut.
D'un coup la fureur s'est tue et le monstre est couché à ses pieds.
Loin. Si loin.
S'offre à sa vue, grand ouvert, l'immense éventail de l'océan, posé là bien à plat par quelque géante endormie derrière l'horizon. Pas de cataclysme. Juste une respiration. Qui passait vaste et sans commune mesure mais légère aussi dans son balancement entre silence et souffle. Et elle s'accordait, étrangement, au mouvement de la poitrine du garçon, au battement de son coeur, qui s'apaisait peu à peu.
Restait un murmure distant, une fraîcheur sur le visage, en douceur dans l'été. La longue ligne des eaux s'étirait, indifférente, toute à son tracé sans fin qui vous tournait le dos, quasiment, et partait sans rien dire, ni où, ni comment, ni pourquoi non plus. Et comment c'était possible, ce flot qui toujours s'éloignait et restait pourtant...
La beauté, sous la voûte nocturne, vrillait le coeur.
*
Le grand homme s'assit, cala le petit entre ses jambes, l'entoura de ses bras et le berça juste un peu.
Ils demeurèrent ainsi - deux ou trois siècles, au bas mot.