Silence
J'en étais à peu près là
tu avais eu 94 ans au printemps
l'été venu j'avais en tête la vision d'oiseaux de mer
planant plein ciel en grande altitude
très haut très loin
l'océan à perte de vue
les navires de guerre
devenus jouets minuscules quasiment
et les lignes de ces rivages et de ces îles
que je ne verrai sans doute jamais - pour de vrai -
mon dieu quel vrai?
Je savais déjà depuis de nombreuses semaines
que tu n'aurais plus la force de lire mon manuscrit
ni même de l'écouter
- j'avais pensé t'en faire un peu lecture
mais c'était trop tard aussi pour ça
et je savais aussi que ça n'avait pas tant d'importance
que nous avions confiance l'un comme l'autre l'un en l'autre
tu m'avais dit tout naturellement
ce sera à titre posthume alors
et dans mon coeur qui trébuchait là-dessus
je savais que oui
(ça t'intriguait cette bizarre fille écrivaine sans renom tout au long cours de sa vie
mais tu avais fini par trouver ça normal il me semble)
et puis tu avais laissé tous ces mots et ces images derrière toi
très loin sur le dernier océan à perte de vue
tout cela entre nos mains
tu n'en pouvais plus
cette grande fatigue de vivre
tu voulais toucher cette baie tranquille
laisser flotter au vent de tes couleurs
la flamme de ton propre petit navire
je veux la paix
je veux être libre
du coup tu es mort quelques jours plus tard dans une chambre d'hôpital à Brignoles
un cinq août de l'été deux mille quinze
tu nous as débarqués plantés là
à quelques encablures de Trinco
les mains vides
les mains pleines
*