Salut ! Michel-Liberté c’est mon nom. En fait, je suis né sans personne. Il paraît qu’un soldat m’a trouvé dans la caisse de son tambour le jour du Saint. Alors je suis devenu enfant de troupe et j’ai tambouriné pour le Roi, puis pour la Révolution, puis pour l’Empereur. A la suite. Simple et droit.
C’est Camille Fabriguette qui m’a baptisé « liberté ». Ça m’est resté. Ou Louise la folle. Je sais plus lequel des deux. C’était il y a longtemps.
Quand j’étais blondin aux cheveux de lin et que les femmes en tendaient les doigts pour les toucher. Moi, je comprenais pas bien leurs histoires. J’étais un petit gars sérieux, pas très rieur, pas très liant. J’avais rien à dire. De vivre comme ça à la guerre, tu vois des choses, ça te donne pas l’envie de faire des phrases.
Voilà.
On change. Maintenant, j’aime assez. Parler un peu. Il y a des gens qui vous délient.
°)(°
Camille, je l’ai rencontré en 1791, c’est une année qu’on oublie pas. La nouvelle arrive : le roi s’enfuit pour passer à l’ennemi! Les cheveux se dressent sur la tête, ça s’affole à tour de bras, je cours dans tous les sens, vas-y, tambour, joue des baguettes, bats la garde, bats aux armes, bats aux champs, flanc gauche, flanc droit, et ra et ra !
Je sais plus comment je me retrouve au milieu de citoyens-soldats qui élisent leurs chefs et discutent les ordres entre eux mais il est là, et pas le dernier, Camille le canonnier, un massif venu du fin fond de l’Hérault pour s’engager volontaire.
Qu’est-ce qu’il a, ce gaillard, à me prendre en amitié, à me raconter les choses de la société comme si je comptais. Il m’explique, ils vont tous nous tomber sur le dos, les anglais, les prussiens, les autrichiens qui piaffent à la frontière. Qu’est-ce qu’on a qui leur fait si fort montrer les dents? La liberté, mon frère, et tous égaux sous le ciel que tu vois, tous avec les mêmes droits à parler, vivre, respirer. Tous bien-nés, désormais.
C’était comme si j’avais dormi, avant. Il me réveillait au lait chaud de l’espérance. Je buvais ses paroles. Je bombais le torse. J’en redemandais. Et que l’Assemblée, à Paris, c’était pour faire des lois pour nos droits à l’existence. Et des écoles pour l’intelligence de chacun. Et de la justice. Et même qu’on avait bien failli abolir la peine de mort en même temps que le pilori.
« On jette le vieux monde, on fait table rase et on porte ça dans toute l’Europe ! Tu comprends pourquoi les tyrans s’agitent et qu’il faut faire attention aux traîtres que les émigrés ci-devant nous balancent dans les pattes, tu penses que tout ce beau monde va pas perdre ses privilèges sans broncher. Alors nous, et toi, et moi, et ton tambour, on a quelque chose à faire, quelque chose d’important qui va changer la face du monde. »
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Il y avait de quoi t’électriser son homme. Et malgré les misères, j’en vivais un coup de bonheur et j’étais pas le seul. La caisse sur mon ventre était légère comme une bulle. Et même je souriais aux femmes et je les laissais, pour la première fois, approcher.
Bonne idée.
Voilà.
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On était de l’Armée du Centre avec Camille. On est partis ensemble sauver la République. A Valmy, je prends une balle dans l’œil droit. Pirate pour la vie. Camille ne fait ni une ni deux, me tire des miasmes de l’hôpital où je croupissais, m’attache sur son cheval et des jours et des jours à traverser la France, à m’emporter chez lui.
Je me rappelle la terre qui bouge sans arrêt. Et puis un beau soir, tout s’arrête.
Le ciel est rouge comme un coquelicot, le lit tiède comme le ventre de ma chienne. J’y plonge. Quand je refais surface, je suis dans son village du sud. Usclas. Dans sa maison. J’y reste. Le temps qu’il se marie.
Le temps que la cousine Louise devienne folle.
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C’était le genre femme de trait, aussi grande que large, et qui poussait, tirait la charrue, ne bronchait jamais sous les coups, allait sans manger, mettait bas tous les ans, et la maison en était pleine de brailleurs dans tous les coins, même s’il en mourait au passage, et sans compter qu’elle faisait aussi la nourrice.
J’avais du mal avec cet œil qu’était parti et qui me torturait quand même et si faiblard qu’il y avait rien à faire pour prêter la main, pour rendre un peu tout ce que Camille me donnait. Je rongeais mon frein. Louise habitait en face. Je traversais la ruelle. Je m’asseyais sur le muret, jouais avec les petits. Des fois on se disait quelques mots avec Louise. Elle avait pas bien le temps avec son homme qui valait rien sous le soleil, qu’était toujours parti dieu sait où et même les gens se murmuraient qu’il était d’une bande de brigands qu’auraient tué leur père et mère pour une poignée de sous ou un litron de riquiqui.
Sans le septième né, Louise et sa couvée, ils auraient coulé tout droit. Ce garçon-là, on se demandait tous où elle l’avait pêché. Un beau brun. Une sacrée voix. Et affûté de partout, des mains, de la tête, et faut croire que le cœur aussi parce que cette bête de Louise, elle en radotait d’amour pour lui. Il fallait la voir quand le hameau se rassemblait pour parler des affaires communes. Elle venait, un ou deux morveux en grappe autour du cou, elle plantait ses pieds énormes bien au carré sur le sol et droite comme si elle tenait entre ses bras le tronc de l’arbre de la liberté, les yeux brillants sur son fils qui discourait, elle votait chaque fois qu’il le faisait en levant sa grosse main aux doigts tordus.
Mais bon, simple et tout droit allons-y. C’est 1793 et je suis toujours chez Camille. A Montpellier, on verra bientôt la guillotine dressée sur le Peyrou. A Paris, on a occis le roi. Du coup, branle-bas dans les royaumes. Et franchement, à l’été, on est enfoncé de partout. Qu’est-ce qu’on fait ? La levée en masse. Y avait pas vraiment à tergiverser. C’était pas toujours au goût de tout le monde. Et la loi, ça se tourne. Et un bourgeois de Saint André a fait jouer ses belles relations – et acheté un fils de paysan pour remplacer le sien au front.
C’est comme ça que le Septième, comme on l’appelait tous, est parti pour ne plus jamais revenir. Son père, il avait dû le négocier comme un maquignon vend un cheval, et est-ce qu’il avait besoin d’en parler à sa femme !
Alors elle a rien su, rien vu du gamin quand il a pris ses trois hardes un jour avant l’aube. Le soir, on a entendu le hurlement. Grand. Le cochon quand on va le saigner. Et un autre. Le loup dans l’hiver, entre la lune et la neige, en perdu, en solitaire. Quand on a compris que ça venait de chez Louise, ces cris à glacer le sang, on s’est précipité.
Le vieux était cul par terre, assommé, elle était dressée devant lui, la masse à la main, et blanche comme le gel, la bave aux lèvres, elle tremblait et grondait et le fixait comme si elle allait se jeter sur lui et le déchirer à belles dents.
Il a fallu s’y mettre à plusieurs pour l’empêcher, la ligoter, la jeter dans la resserre avec la mule pour la nuit. Au matin, elle avait disparu.
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A soi-même, on peut dire oui, on peut dire non. Moi j’étais tambour, je suis parti. Sur le front espagnol. La liberté, faut la défendre. Simple et droit. Camille est resté au village : il avait charge de famille, la femme enceinte, plus quelques loupiaux de la Louise qui venaient lamper la soupe chez lui, vu que le vieux avait bel et bien déserté la place.
Et puis je suis tombée sur Louise quand on a délivré Perpignan. Le hasard. Dans une foule, sa tête dépassait toujours. Elle était là, harcelant le passant, posant toujours la même question : « Citoyen, citoyenne, t’as pas vu le Septième ? ». Ils risquaient pas de lui répondre, avec sa tête de louve hirsute, ses yeux fous, sa robe en loques.
Elle m’a reconnu. Et tout de suite, comme si les morceaux de sa tête se remettaient en place d’un coup. Comme un choc.
On fait des choses, on sait pas pourquoi. Je l’ai prise par la main, j’ai dit : « Tu viens Louise ? On va le chercher ensemble, ton Septième.» On m’avait fait Caporal-Tambour. Je la traînais à la brigade d’intendance et la plaçais blanchisseuse. Elle y resta, en laborieuse qu’elle était. Je la retrouvais au soir, quand je pouvais. Je m’asseyais contre ses genoux. Elle était mieux. Sauf qu’elle parlait jamais. C’est moi qui disais. J’allumais ma pipe. Des fois elle posait sa main sur ma tête. L’Espagne était terrible, à s’entre-piller, à s’entre-égorger. Des fois, fallait vraiment se frotter l’œil qui vous restait pour la voir encore briller, la flammèche de la liberté…
Pourtant on a continué, Louise et moi. Les mêmes campagnes. Les mêmes champs de bataille. Avec d’autres femmes qui suivaient l’armée, elle faisait la bête de somme, portait les blessés sur son dos. En Italie. En Egypte. Et jusqu’en Russie. Au début, on le cherchait encore, son Septième. Puis je crois qu’on l’a oublié. Il y en avait tant, des « septièmes », qui passaient, qui tombaient comme des mouches.
Un jour, sous la mitraille, mon genou a sauté comme une coquille de noix. Un tambour unijambiste, c’est pas conforme. J’ai dit à Louise je m’en vais. Elle a ramassé ses affaires dans son baluchon. On a voyagé l’éternité.
On faisait peur aux bonnes gens, l’éclopé guenilleux, la vieille haute comme une tour et son œil farouche. Je savais plus où aller. Elle s’est mise à guider la marche, vers le sud, de son front baissé, obstiné. On avançait comme on pouvait. J’ai pas vu qu’elle s’usait comme une corde, brin à brin, fil à fil.
Elle a lâché au pas de l’Escalette. On était presque rendus. Elle s’est penchée pour boire au ruisseau, est tombée, a passé avec un dernier souffle, un dernier geste vers le soleil : « Va devant, fils. »
Simple et droit.
Je suis allé. A Usclas, Camille m’a pas reconnu d’abord. Ensuite il a pleuré.
On change.
J’habite le mazet de Louise. Je suis bien. J’ai une pension, une chienne, il y a Camille et les autres. On m’appelle quand on cherche une source. Je sais pas d’où ça m’est venu. Tu me mets deux bois en main et je sais où elle se cache sous la peau tendue de la terre.
L’eau, c’est libre.
Je le sens à bout de baguettes.
On est tambour ou on l’est pas.
Voilà.
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