La Robe
Dans la galerie de la mémoire : ma garde-robe faite maison, en ornement constant de ce corps filiforme qui glissait entre les mains, qui n'avait guère de pleins pour équilibrer ses déliés.
Sans faiblir ma mère-couturière décorait la fille de ses rêves.
Comment être à la hauteur...
Une chose est certaine. Son initiation à la chose textile m'ouvrit de subtiles et infinies perspectives. Ode donc à la fibre des jours, à la loi implacable du droit fil, au tangage du biais, au tombant élégant et au froissé menu, à l'aérien soyeux, au pied-de-poule dynamique et au pied-de-coq risqué, au petit tergal de printemps et au gros lainage chiné d'hiver, toujours "bien épais", "bien chaud", à la cotonnade franche, à sa soeur popeline, à l'improbable tissu éponge, au jersey élastique, à la duveteuse flanelle, au velours sous la joue, au divin voile, au madras pétant et je passe sur les polyesters, viscoses, toiles et draps et même sur les organdis, moires, satins, tulles et autres crêpes, ce dernier mal convenant pour une jeune fille mais il est vraiment trop beau qu'est-ce que tu en penses
Il y eut ainsi, vers mes huit neuf ans, une robe en soie sauvage : bustier à peine ajusté sur thorax de libellule, jupe froncée frôlant le genou que je portais frêle et pointu, rotule en net triangle souvent écorchée par maintes glissades, cascades et dérapages. La couturière m'exhorta au soin et à la prudence, insista sur le coût élevé et le poids affectif de la matière précieuse, offrande de la seconde fée de mon berceau, femme puissante s'il en était. Or donc et comme de malins génies y veillaient, un jour de jeu-surprise dans la cité - je la déchirai.
Le dommage était assez léger mais enfin le mal était fait et c'était irréversible, rien ne serait jamais plus comme avant - ô désastre intergalactique, ô fille indigne - que l'abîme s'ouvre sous tes pas qu'il engloutisse ton coeur déjà au bord des lèvres et du précipice.
Petite, tu exagères. Pose-toi là.
Contre toute attente et domptant son tempérament de feu ma mère fit preuve d'une retenue inhabituelle. Après due remontrance et profonde réflexion, sourcils froncés, lèvre inférieure tourmentée entre le pouce et l'index, elle tendit la main droite vers mon scalp et arracha vif et sec l'un de mes cheveux longs - aïe muet - l'enfila dans le chas de l'aiguille et recousut l'accroc avec.
Chirurgie de haute précision. Miracle à petits points invisibles. Je suivais l'opération des yeux en retenant mon souffle... Et bientôt l'on n'y vit ni feu ni flamme ni nuage d'orage... On pouvait donc si bien faire? Comme si de rien n'était? J'apprenais. Le fragile et le glorieux de ce qui ne tient qu'à un fil. Et danse caché dans les plis.
De ce jour, bien que la couleur de la soie fût aussi sombre que la mer en soirée, je la portais comme une aube, une toge, un sari de cérémonie.
En clair, j'osais à peine respirer : la robe le faisait pour moi.
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